- L'adieu à Berlin - Christopher Isherwood - Livre de Poche Biblio
"Je suis une caméra braquée, absolument passive, qui enregistre et ne pense pas. [...] Un jour, il faudra développer tout cela, l'imprimer avec soin, le fixer". L'impression des souvenirs de Christopher Isherwood lors de son séjour berlinois dans les années 30 nous donnera le splendide "Adieu à Berlin". Pour les fans de très bon cinéma, "Cabaret" de Bob Fosse avec l'inoubliable Liza Minelli, en est l'adaptation. Mais attention, dans l'un comme dans l'autre, il ne faut surtout pas chercher la fidélité dans la transcription.
Berlin 1930, Christopher Isherwood est répétiteur d'anglais chez de riches allemands en attendant de devenir le futur écrivain qu'il sera. Il est en Allemagne pour en apprendre la langue. Il en découvrira beaucoup plus, au hasard de ses rencontres. Désargenté, Chris loue une chambre chez Frl. Schroeder. Dans son immense appartement, transformé en pension de famille, vit un petit monde interlope. Il croise Bobby, barman à la Troïka, Frl. Kost à la profession indéterminée et fluctuante, Frl. Mayer, jodlerin de music hall, vaguement cartomancienne, plus sûrement antisémite. C'est un univers de marginaux, de prostituées, d'artistes plus ou moins ratés qui se côtoient dans cet immeuble à l'allure de cour des miracles. Dans ce Berlin tragique et frivole, tout le monde ne mange pas, mais tout le monde s'amuse, danse et boit dans les boîtes et les cabarets.
C'est au Lady Windermer que Chris rencontrera Sally Bowles, l'énigmatique. "Sa voix était étrangement grave et rauque. Elle chantait mal, sans aucune expression, les mains inertes à ses côtés et cependant elle produisait son effet grâce à l'inattendu de son physique et à son air de mépris total pour l'opinion des gens". Entre ces deux êtres opposés naîtra une étrange amitié, à mi-chemin entre l'attirance et la répulsion. Et Berlin danse, et Berlin chante et s'enivre pour ne pas voir une situation qui se dégrade chaque jour davantage. Se profilent à l'horizon non seulement le crack boursier, mais la montée - au combien plus inquiétante - du nazisme et de son corolaire, l'antisémitisme et l'intolérance. Personne ne veut voir, ni croire que le pire pourrait arriver. Chacun profite de ces derniers instants de paix relative pour s'éblouir. "Là-bas, dans la ville on comptait les bulletins de vote [...]. Malgré les retards possibles du règlement décisif, tous ces gens-là sont condamnés sans merci. Cette soirée est la répétition générale d'un désastre. Ou bien la dernière représentation d'une époque". Même au terme de son séjour, Christopher Isherwood rejoindra l'Angleterre avec l'illusion de la chute prochaine du gouvernement nazi.
"Adieu à Berlin" est une vision morcelée, kaléidoscopique et éthérée d'un certain monde à une époque instable et complexe. Le narrateur nous promène des fêtes berlinoises - populaires et populeuses - à des soirées privées organisées par de riches berlinois. On vit au rythme de la narration, dans un monde glauque peuplé de prostituées au grand cœur, d'homosexuels solitaires et névrosés, de bourgeois naïfs et d'ouvriers désabusés. C'est un monde dur et sans concession dans lequel on plonge avec "Adieu à Berlin". C'est une chronique sociale qui, sur fond de légèreté, nous conte la montée du nazisme et son influence dans toutes les strates sociales.
Nouvelle édition de ce billet, initialement paru le 16 janvier 2007 sur mon précédent blog.